lundi 6 août 2007

Lettre sur les ignorants à l'usage de ceux qui savent

« Ceux qui peignent les paysages se tiennent dans la plaine pour considérer la forme des montagnes et des lieux élevés ; et pour examiner les lieux bas, ils se juchent sur les sommets. De même, pour bien connaître la nature des peuples, il faut être prince ; et pour connaître les princes, être du peuple. »
(Nicolas Machiavel, Le Prince)

Il faut bien se rendre à l’évidence : l’Europe Occidentale baigne dans une mer de mysticisme. Parfois une vague obscurantiste plus grosse que les autres déferle bruyamment. La vague obscurantiste actuelle est celle du créationnisme ; elle est ponctuée notamment par la publication de l’Atlas de la Création par Harun Yahya, et le rejet par le Conseil de l’Europe du rapport Lengagne sur « Les dangers du créationnisme dans l’enseignement » en juin dernier.

De nombreuses personnalités ont réagi en rappelant combien les théories créationnistes sont scientifiquement peu justifiées, et parfois théologiquement peu pertinentes. On peut toutefois se demander dans quelle mesure ces réactions sont vraiment convaincantes. D’une part, les media confèrent souvent aux spécialistes qu’ils invitent le statut de « ceux qui savent », ce qui les auréole, parfois malgré eux, d’une autorité morale de même nature que celle dont jouissent souvent les auteurs des thèses qu’ils combattent. D’autre part, et c’est sans doute lié, ces mêmes spécialistes se départissent rarement de leur jargon, ce qui contribue à rendre leurs interventions incompréhensibles par ceux à qui elles s’adressent.

Après tout, si les ignorants sont incapables de faire la distinction entre la science et l’obscurantisme, c’est peut-être que les tenants de l’une et de l’autre se comportent de manière semblable : a quelques exceptions près, la plupart des émissions télévisées dites scientifiques, nombre de livres destinés à la jeunesse, et même quelques revues de vulgarisation, exposent les conclusions de recherches sans jamais parler de la démarche scientifique qui constitue leur seule valeur. En communiquant de la sorte, ceux qui savent s’exposent à ce que certains ignorants soient créationnistes plutôt qu’évolutionnistes, puisque le seul argument qu’ils avancent en faveur de l’évolution est leur autorité de savants, si fragile face à une quelconque autorité religieuse.

A la réflexion, de nombreux faits souvent qualifiés de scientifiques ont été communiqués sans prendre la peine de mentionner la moindre raison d’y croire. J’imagine que peu de gens contestent que ces petits points qui brillent dans le ciel la nuit soient de gigantesques boules de gaz incandescent. Pourtant, combien d’entre nous ont une raison d’y croire autre que « tout le monde sait ça »? La raison pour laquelle la nature des étoiles est moins contestée que l’évolution des espèces n’est pas que ceux qui savent la physique sont plus convaincants que ceux qui savent la biologie, c’est uniquement que les enjeux philosophiques sont moindres. Si vous êtes de ceux qui savent, demandez-vous quels faits ont été communiqués aux ignorants qui leur diraient pourquoi croire en l’existence de l’ADN, en la structure de l’atome, et même simplement en l’héliocentrisme du système solaire !

Ce qui fait la scientificité d’une idée, ce sont les raisons d’y croire plus que l’idée elle-même. Ce qui fait sa force, c’est qu’elle s’impose par un processus démocratique par lequel tout le monde peut en principe en vérifier le bien-fondé. N’importe qui peut la contester à tout moment en faisant valoir des contres arguments, et c’est là sa seule légitimité.

Un exemple spectaculaire de l’efficacité de la démocratie en science est l’encyclopédie Wikipedia, accessible sur Internet, et dont chaque article peut être modifié par n’importe quel lecteur, sans qu’il doive prouver une quelconque autorité en la matière. Le développement de Wikipedia résulte donc de débats continus entre d’innombrables lecteurs et rédacteurs anonymes. La méthodologie des encyclopédies traditionnelles est diamétralement opposée, elles confient la rédaction des articles à des experts (ce qui n’a pas empêché Nodier se moquer de ce que le Dictionnaire de l’Académie décrive l’écrevisse comme un « petit poisson rouge »). Une étude comparative commandée par la très sérieuse revue Nature a montré que la qualité des principaux articles était comparable dans Wikipedia et dans l’encyclopédie Britannica. Ce qui est transparent dans Wikipedia et qui ne l’est pas dans la Britannica, c’est que la science est démocratique et critique vis-à-vis d’elle-même, et qu’elle n’est pas une question d’autorité.

Bref, si nos sociétés sont un terreau fertile pour l’obscurantisme, c’est sans doute que les scientifiques eux-mêmes se comportent rarement comme des gens qui doutent et qui remettent leurs théories en question. Ce faisant, ils sont crus pour leur autorité plus qu’ils ne convainquent par leurs arguments ; ils véhiculent une image dénaturée de la science qui est difficilement distinguable des pseudosciences. Cela n’est d’ailleurs pas sans rappeler la manière dont le « hoc est corpus meum » de la liturgie catholique a été transformé au cours des siècles en un « hocus pocus » par l’incompréhension des fidèles qui y voyaient une forme de magie. L’Eglise a réagi en son temps, non pas en traitant ses fidèles d’ignorants, mais en supprimant les messes en latin et en rendant son message compréhensible. A quand le Vatican II de la science ?